Propos de Proust sur un tableau de Monet
"Quand, le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu'elle ne se voit elle-même. Ici c'est déjà la rivière, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu'on ne voit plus loin.
A cet endroit de la toile, peindre ni ce qu'on voit parce qu'on ne voit plus rien, ni ce qu'on ne voit pas puisqu'on ne doit peindre que ce qu'on voit, mais peindre qu'on ne voit pas, que la défaillance de l'œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, c'est bien beau.
Et quand c’est une cathédrale, c’est beau aussi, car le portail que l’on ne voit pas est une bien belle chose mais c’est une chose qui vit dans la nature. Et certaines heures de sa vie sont de ne pas être vues, d’être visitées par le brouillard et qu’alors personne ne puisse approcher, et cette heure de sa vie est belle aussi."
Extrait de Jean Santeuil de Marcel Proust (1871-1922)